NEO-PIETA : IN GOOD WE TRUST ?
text by Marie SOITELLE
Obsession de mes yeux et de mes réflexions, je vous parle de pietà. Et il fallait que je m'attarde sur celle-là ! Entre une Vierge en gloire qui porte le nouveau Sauveur du siècle et une sollicitude désespérée de livrer encore et toujours la chair de sa chair comme un steak, le couple de la pietà est passé du mythique au mystique, de l'icône à l'iconique... à un Âge des Héros qui ne fait pourtant pas disparaître le Règne de l'Obscur.
Parce qu'à notre époque superfétatoire, la pietà remet finalement l'émotion et l'essentiel au goût du jour, et plus encore au prisme d'un héros de fiction devenu bouc émissaire du monde dans les bras de Notre Mère A Tous.
Parce que son efficacité visuelle et universelle se passe de traduction, sainte métaphore diaboliquement pédagogique de la mondialisation.
Parce que les comics - art populaire savant de nos ambiguïtés - sont tendance depuis quelques années, comme en atteste la création du Musée d'Art Ludique et sa dernière exposition*.
Parce que le titre est une provocation cynique des litanies de la Vierge qui vient surligner l'iconoclasme fashion de l'image.
Parce que l'œuvre de ROD est une stylisation immense qui vous écrase de sa présence, montée sur quatre mètres de hauteur pour nous réduire visuellement à la génuflexion; dans le théâtre canonique comme la mise en abîme de son propre giron.
Doublement phénomène de mode du comic au pathétique, voici l'oeuvre marketing d'un athée fidèle à ses prédilections.
De l'adoration à l'adulation, l'image du drame de Mère et Fils comic qui se donnent la réplique joue la remasterisation subliminale du couple mythico-historique à un Âge des Héros chronique.
Telle une Sarah Bernhardt, Marie est en Reine de Saba au sommet de sa gloire. Sacralisée par les piliers corinthiens du classicisme, dans un cadre doré comme sur la scène du théâtre classique d'une royauté occidentale, elle prend la pose. Elle tient le premier rôle dans sa propre tragédie lyrique. Affligée de la perte du Fils mais sertie de camées, cette Mère immaculée est un trésor. Elle représente le trésor de l'humanité; la Femme ou la plus grande puissance de l'homme, sa source et sa destinée. Elle est habillée d'ornements jusqu'aux cils, pièces d'une autre créatrice; la pièce-maîtresse du perfectionnisme plastique.
L'artiste le dit pour lui-même : un homme sans une femme n'est rien; un enfant sans mère est perdu. Celle-là résiste obstinément, malgré la lame invisible qui la transperce en dedans, incrustée volontairement au support. Regardez-là, cette Mère aimée, aimante, femme couverte d'or, profane en sa figure humaine mais con-sacrée de l'âme au corps, coupole d'une salle du trône ou église de sa descendance. Elle est l'écrin du cœur de la chrétienté; l'édition bankable de la Bible popularisée; le tabernacle de l'hostie BD-esque multipliée.
Michelangelesque madone, la tête penchée sur l'homme mourant dans ses bras, elle prêche son devoir d'éternelle pietà. Elle ploie sous le poids de l'orfèvrerie. La veine baroque de mille feux a souscrit à sa canonisation comme le pansement de la maternité avortée. A ses pieds gît un parterre illuminé de boutons de roses blanches. La vanité s'éclaire à la bougie. Mère-veilleuse, femme dévouée ou tendre amie, richesse qui n'a pas de prix, elle personnifie la lumière de l'amour inconditionnel face à l'obscurantisme religieux dont elle s'est départi. Car l'autel singulier jaillit : dans son giron, la place est prise par un Nouveau Christ fiers-à-bras, une icône moderne qui met la doctrine chrétienne au défi en dénonçant le subir spirituel comme une aliénation.
Le bouc émissaire pitoyable s'est transformé en nouvel homme fort : Captain America au rapport !
Oui, chers tous, la mascotte chrétienne a déserté le premier plan. La voilà désormais réduite à une simple photographie tenant lieu de panneau du décor. Le vice de forme la discrédite. Façon Jésus-Christ super-tare, intrus de la nouvelle Histoire, le bâtard de Dieu n'a que le second rôle. Un genre de Bon Larron pas drôle. Sous un temps sale et gris, la star du christianisme s'est fait refouler à l'arrière comme à l'entrée d'un club sectaire, aussi meurtri qu'exclu par ses pairs. Cloué à son périsonium qu'il traine depuis 2000 ans, il est en noir et blanc, doublement has been de la mode vestimentaire et de notre époque passée à la couleur. Le pauvre ex-chéri est encore accroché à sa Croix. Oui, Marie s'est détournée de son rejeton, celui qui voulait mourir délibérément de toute façon ! Elle a reconduit son amour envers une nouvelle fiction, celle du mâle dans toute sa force de virilité et de convictions. Non, vraiment, Jésus n'a rien à faire devant : au front ce qu'on attend, ce sont de véritables combattants. Des hommes qui ont la rage de l'injustice, qui s'acharnent à défendre ce qui leur semble bon, qui luttent ! Qui anticipent les offenses ennemies et qui buttent ! Et ne répugnent pas à mettre les "méchants" à leur merci ! Non pas des victimes passives embrassant les traîtres qui les ont pourri !
La nouvelle mascotte du genre humain est un Homme, à l'origine un pauvre gringalet, un mâle chétif transformé grâce à un sérum fou en Sauveur éternel. Captain America, emblème post-Deuxième Guerre Mondiale, symbole patriotique sur pattes, porte-drapeau moulé de la tête aux métacarpes, il est le défenseur du monde libre face à toutes les tyrannies. Pas surhomme mais super-mec en qui la projection identitaire est d'autant plus facile, immédiate, internationale et transgénérationnelle : voilà un homme intègre et droit, humaniste et fier, drapé dans ses valeurs - du costume à la chair, et physiquement très développé, fidèle à son pays autant qu'à sa salle de sport. Pratiquant en solo que la foule honore, c'est le modèle d'un esprit sain dans un corps sain, avec un peu d'effort.
Métaphore de la déchristianisation globalisée autant que du rejet de sa propre éducation, la pietà de ROD fait une messe de l'art comme refus de tout endoctrinement de l'esprit sur une parodie d'autel pour mieux nous rappeler que les superhéros n'ont ni religion, ni chapelle, ni confession; ou peut-être la religion de l'humanité si leur mission doit porter un nom. Le Rédempteur est américain, super-soldat de son état, visionnaire BD-esque engagé dans la lutte anti-fascisme avant même que les Etat-Unis ne le fassent concrètement. Chef-né qui se fout des pseudo-culpabilités héréditaires, stratège militaire accompli qui revendique autant qu'il agit, dans les bras de Notre-Mère-à-Tous il est fait homme extraordinaire... tout en étant extraordinairement homme. L'anti-tyrannie du christianisme en somme?
Un mâle, des maux : le sacrifice de Dieu est devenu le support dialectique de la dégénérescence morale. Tyrannie du mythique au mystique, le couple s'est sécularisé, perdu en pleine époque critique.
La Mère Universelle incarne le cliché du sexe faible en puissance.
Marie incarne la Mère du consummérisme. Piedéstal surchargé, la Vierge maculée de bijoux carbure au régime anti-dépressif de la consommation, tenant dans ses bras fluets des gros bras nourris depuis le biberon au régime hyperprotéiné. Emmurée dans son mal, mise à nu dans son impuissance de mère qui ne peut retenir son enfant à la vie, la voilà prisonnière de sa cage dorée : son voile saturé de pendants et d'incrustations la dissimule comme sous une burqa en cote de maille d'or, qui lui donne plus des airs de porte-blindée que de chasteté dans son coffre-fort. Elle a succombé à la tentation des richesses inutiles et traîtres qui lui assignent le profil d'un offertoire ciselé. Femme-objet de son leurre, assujettie à son malheur, elle porte la dignité opulente de l'épaisseur de la parure... pour mieux dissimuler sa blessure. Elle apparaît mutique, impénétrable, le regard baissé, la bouche close de sa plaie ouverte et frontale. Elle offre sa sécurité financière à ceux qui oseront la dépouiller de ce dont elle se fout. On dirait qu'elle marchande la vie de son Fils dans un dernier espoir. Mais elle a perdu son Fils, le reste est accessoires qui ne serviront pas à racheter son âme.
Encore une femme passive ! L'autel est son mouroir, ponctué de bougies, éclairant les roses blanches de sa pureté. L'impuissance est sa vertu et son cauchemar. Défaite de la chair de sa chair, éperdue en silence et perdue en souffrance, Marie a tout mis, tous ses plus rutilants bijoux, vidant ses coffres, les tiroirs de sa vie en s'habillant d'eux tous réunis pour s'arrêter de vivre devant nous, comme ces indiennes soumises qu'on brûlait vives auprès de leurs défunts époux. La Sainte pleure des rivières de sautoirs, métaphore de larmes expiatoires, cliquetis de perles, de chaînes et autres ostensoirs qui semblent carillonner à nos oreilles comme autant de cloches qui auraient sonné pour le glas du Fils adoré sur le Golgotha. Elle a la tête auréolée de pics rayonnant qui lui courbent l'échine. Parodie de poupée vaudou officieuse de notre temps, elle croule sous le poids de cette couronne d'épines, qu'importe que ce soit par reste de charité chrétienne ou vocation d'assistanat compatissant. Bien plus pathétique que comic, le devoir de sacrifice est fait alors qu'elle pleure feu sa progéniture immortelle. Homo homini lupus oblige, elle est la veuve dorée de son éternité finie, mise à nue, achevée et corrompue par la fièvre barbare et sadique qui ronge le genre humain. A travers sa pietà, ROD expose l'enfant comme une richesse qu'aucun trésor au monde ne pourra remplacer; et sa mort comme manque affectif qu'aucun matérialisme ne saura combler. Ou la critique abyssale de notre époque encline à préférer les objets aux êtres, si prête à se consoler avec.
Plus encore Mater Dei, Ora Pro Nobis, "Mère de Dieu, priez pour nous" dit l'enseigne, de la même typographie en fer que l'inscription Arbeit Macht Frei ("le travail rend libre") à l'entrée du camp de concentration d'Auschwitz. Ironie du sort? Serions-nous tous des victimes de l'idéologie chrétienne concentrés dans le c(h)amp aliénant de l'Eglise? Le fan de BD et des illusions de la fiction verserait-il dans le même fanatisme débilitant que celui de la religion? Yves Michaud parlait d'art à l'état gazeux**, non plus substantiel mais désormais procédural, où l'œuvre est devenue volatile, insignifiante au bénéfice de l'expérience esthétique du spectateur. Un art à l'état gazé, en définitive, qui trouve ici une parade de masse : la matérialité stylisée d'un sanctuaire. L'installation est un espace clôt sur une scène populaire. Un temple fermé au public mais ouvert au recueillement, portant une femme accablée sur sa misère. La pietà de ROD ne cherche pas le flottement réceptif, mais interroge la validité de nos rituels, de nos passions à nos autels.
Le monde contemporain cruel a réussi à faire la peau au Sauveur populaire immortel.
Captain America aussi est un homme mort. Elle était mortelle, sa vie ! Oui, mortelle, passionnante mais sanglante au point de l'achever. Le matamore a dû baisser la garde, et se retrouve à déposer les armes dans des bras désolés. L'étendard moulant s'est vautré. Bannière d'étoiles mortes, le corps lâche dans les bras de Maman, monsieur muscle a le genou écorché, à l'air libre sa viande saignante. La mascotte ne s'est pas portée pâle, elle est à plat; la gonflette de son culturisme ne l'a pas empêché de crever. A la pompe à essence du super-héros il n'y a plus de cœur qui bat, signifiant qu'aucun miracle ne peut empêcher la déperdition des valeurs humaines. Elle est belle, l'Amérique triomphante de sa puissance économique ! Tandis que devant la chute de la morale et de l'empathie, même la fiction ne peut plus lutter ! Mascotte vaincue de l'Ouest invincible, arroseur arrosé sur sa propre cible, Captain America illustre les maîtres du monde à l'agonie. Il était un loup faussement solitaire, meurtri jusque dans sa culture populaire, trahi par tous les régimes Ducon de la terre autant que par les fidèles du capitalisme primaire.
Missionnaire artistique ou projection d'artiste missionnaire, le Sauveur a lâché l'affaire. Le Nouveau Christ se montre fatigué, déçu, blasé, blessé, dans son amour-propre comme dans son intégrité, trainant le poids de la responsabilité du combat contre les forces du Mal qui lui incombe entièrement parce que personne ne semble s'en soucier, et une solitude vulnérabilisante à notre ère d'individualisme exacerbé. Et dans laquelle les bras d'une mère, d'une femme sont peut-être le seul et dernier refuge immuable au mal-être. ROD en fait le créateur d'un nouveau système solidaire, légataire universelle de la parabole humaniste de la Bible. Métaphore de l'artiste (dés)abusé du système de marché?
La Passion du Christ est encore la passion première ! Le véritable Christ se maintient en hauteur totalement dominant, marquant au fer rouge l'imaginaire de l'artiste depuis son éducation religieuse et ses référents. C'est le rapport de force entre l'idole des jeunes et l'icône du jeûne. Laissé pour compte en apparence, à l'arrière-plan, dont la carnation est aussi jaune souillé que sa Mère est dorée, Jésus est la médiane oblique du triangle Mère-Fils qui nous fait face. Il est perché sur sa Croix comme les aiguilles d'une horloge sur minuit passé, un temps suspendu entre son passé historique et la conjoncture aléatoire de sa modernité. Statuaire grecque qui a perdu ses bras au fil des déperditions chrétiennes de sa foi, point de fuite en son ventre de la composition, même anonyme la tête dans l'ombre, il s'affirme encore la source des origines, présidant au destin mortel d'une descendance pseudo divine. Sa Mère, cadran solaire de ses aiguilles hérissées, n'a de rayons que diminués, la flamme des bougies vacillantes aux pieds. Œuvre d'un homme révolté mais fruit de son propre passé rigoriste, le motif contemporain larve dans ses entrailles la nécessité de chérir ne serait-ce que le souvenir de ce que l'on renie. Parce que ce sont ces tendres failles, nos blessures, nos frustrations, nos obligations, nos entailles, qui constituent la valeur éprouvée de nos forces d'âme.
La pietà de ROD est un complexe esthétique et conceptuel qui fait le pari de la réconciliation entre les hommes et l'essence de la religion. C'est la création d'un non-croyant qui rend hommage au catholique Michel-Ange qui l'a canonisé dans l'imaginaire collectif autant qu'au mysticisme rhénan qui l'a fondé. C'est l'œuvre d'un contemporain qui parle de l'éternité raccrochée au présent depuis son Christ modernisé sur un autel néo-classique. Mêlant photographie, assemblage et installation, l'artiste touche-à-tout ouvert et engagé offre une production transversale kitschisée qui embrasse Grand Art et Art Populaire. Sa réappropriation du motif condense le parti de la foi comme un choix individuel qui ne doit pas empêtrer sur l'intégrité des autres, quand il appartient aussi à chacun de se responsabiliser de l'état du monde - non pas par endoctrinement culpabilisateur, mais parce que nous sommes tous ses enfants héritiers. "In God we trust", la maxime du dollar et de la morale américanisée est passée au second plan, rappelant en première ligne la fiction salvatrice des bons sentiments ! Messe funèbre de l'obscurantisme et toute forme d'intégrisme, "In Good We Trust"scande l'œuvre désormais. Le tableau de Marie détournée de son Fils biologique pour un héros fictif contemporain se pose comme le miroir du détournement de nos propres valeurs judéo-chrétiennes. Pour un monde meilleur où le pathos est religion et fera communion, que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre ! Tel un damnatio memoriae, la pietà est un drame voué à se répéter : la philanthropie s'est muée en capitalisme mondialisé. La mission de Sauveur est un fardeau pour une Humanité qui n'en finit pas de se fourvoyer... quand même le fan de BD, artiste ou pas artiste, porte les stigmates du fanatisme religieux. L'extrémisme ou le risque de toutes les passions ! A la colle du martyre des illusions, l'Homme et l'artiste sont vernis du monde qu'ils méritent. Faute avouée à moitié pardonnée?
* L'ART DES SUPERHÉROS MARVEL, Musée d'Art Ludique, du 22 mars au 31 août 2014.
**Yves MICHAUD, L'art à l'état gazeux ou le triomphe de l'esthétique, Paris, Stock, 2003.